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Transatlantique retour (2/2) - Des Açores à la Bretagne

ESCALE A HORTA - Manon


Après avoir croisé un bateau de pêcheur et donc croisé notre premier humain, nous avons longé les falaises et anciens cratères volcaniques de la côte, escortés par quelques dauphins.

Roulant le génois et allumant le moteur, nous doublons le Monte de Guia et apercevons enfin les digues du port d’Horta. La capitaine ne perd pas le nord et brief son équipage concernant la manœuvre d’arrivée. Après 3 semaines de bons et loyaux services, la GV est affalée, pare battage et amarres prenant le relais.

Premier arrivage au ponton d’attente, à peine le temps de frôler le quai qu’on part s’installer à notre place n°2 ponton B. C’est aux arrivées qu’on risque le plus de s’accidenter n’est-ce pas ? Manon saute avec légèreté sur le ponton, Erell maîtrise sa manoeuvre, les pare battes volant volent, et Victor, avec la dextérité d’un hippopotame, et après une trop longue hésitation, atterrit, pas vraiment sur le ponton, n’évitant la chute à l'eau que grâce à l’amarre d’un bateau voisin.

Plus de rires que de bobos cependant, et après les reprises de pointe et de garde, le moteur est coupé, et l'équipage de crier : ON A GAGNÉ ! S’ensuivent calins, rires, photos d’arrivées, puis nous partons sans transition prendre nos quartiers au légendaire Peter’s Café.


L’escale aura été brève mais intense. Du ménage, de l’avitaillement, quelques bricoles, et de petites ballades dans les environs de la ville. Le départ est décidé (et avancé) par une fenêtre météo qui ne nous laissera pas le temps d’explorer plus l'île. Nous buvons des coups et échangeons avec nos voisins de ponton, tout en guettant les arrivées des Class40 qui arrivent du Défi Atlantique.

Un événement douloureux aura cependant marqué ce passage à terre. Victor, un des membres de l’équipage, prend la décision de débarquer, face à des raisons personnelles. Les discussions sont nombreuses, car la déception est grande. Nous avions vécu cette aventure à 5 et souhaitions la finir à 5. La synergie créée vivait de chaque présence, et le départ d’une personne fait disparaître la dynamique de groupe atteinte jusque là. Au-delà de l’aspect physique (il faudra tenir plus de quarts avec une personne en moins), nous sommes tristes de perdre un compagnon, et, tout en ne pouvant que respecter sa décision, blessés dans nos égos et nos amitiés d'être abandonnés par notre équipier.

Nous célébrons tout de même notre dernière soirée ensemble à terre dans le Gin azoriens, et Victor nous accompagne pour larguer les amarres et nous voir partir depuis la digue. Adieu ! Compagnon des mauvais jours!…



Le port d’Horta, ses prairies, sa station essence et son bar à gin (très bon gin).


DÉPART DE HORTA


13/04 10h03 - Philippe


L'escale a été brève mais intense. Il a fallu recommencer le cycle des emplettes pour re-remplir le frigo, trouver du gaz, nettoyer le bateau et réparer quelques trucs cassés. À part les gros steaks saignants et la bière pression du troquet du port, on n'a pas vraiment le temps de profiter des charmes de la terre ferme (ami.e.s végés ne me jugez pas, il n'y a pas d'alcool à bord et pas de protéines dans mon corps). La raison pour laquelle nous devons nous presser tant, c'est qu'il y a une fenêtre de vents à ne pas manquer si on veut rejoindre la Bretagne dans des conditions favorables. C'est pas l'homme qui prend la mer, dit-on. D'ailleurs, la mer ne prend pas tout le monde. Victor décide de rester à terre, nous sommes donc désormais quatre, comme le quatre quarts. D’ailleurs les quarts seront plus longs. Mais après tout, qu'est ce que c'est 10 jours de mer ? Une broutille ! Une promenade au parc, messieurs dames !

Curieusement, pour la première-fois, cette fois-ci je suis profondément heureux de prendre la mer. Sans doute parce que je suis plus confiant, que je sais à quoi m'attendre, et que je suis pas en train de vomir partout. C'est donc le cœur ouvert et l'esprit léger que nous nous éloignons de l'île. Ça va être bien.


38°57,700’N 27°48,975’W 13/04/2023 19h20 - Manon


Conformément à la tradition Gojirienne, le départ se fait sous la pluie, le ciel gris. Après avoir regréé notre génois dans le chenal, nous quittons le port et partons au portant vers le Nord. Obrigado, Horta! Ciao, Gin do Mar !!.

Une petite réunion de réorganisation de quart et un gratin dauphinois plus tard, la routine reprend sur Gojira. On ne semble pour l’instant pas s'être tant désamariné, mais les siestes sont nombreuses (surement pas sans rapport avec la petitesse de la nuit).


Nous passons la rocailleuse “ Pontas das Rosais “dans une nuée de fous de bassans, au ciseau, puis nous tombons progressivement dans le dévent de l'île de Sao Jorge.

Après un superbe envoi de spi asymétrique, l’anémo en chute libre tombe à 2 nœuds.

Dépités, nous mettons le moteur pour sortir rapidement de cette mer d’huile, traversée çà et là d’un banc de dauphin ou d’un mystérieux cétacé aperçu en secret par Julien.

L’excitation de rentrer à la maison, de naviguer enfin vers la Bretagne et forcément un peu retombée et les crises de grignotage s’invitent à bord tandis que nous passons la pointe est de la Graciosa , dernière île des Açores avant de nous plonger dans notre Transgascogne.


14/04 01h15 - Philippe


Le vocabulaire marin c'est toujours pas ça. Dans la nuit, Erell me demande de border le génois parce qu'on s'apprête à recevoir du vent. J'ai fini par péniblement intégrer que border ça veut dire tirer sur la corde, mais pas encore quelle corde. Du coup, tout fier d'avoir compris les ordres, j'enroule la voile d'un mouvement souple, rapide et élégant. 10/10. J’étais super fier de moi. Il fallait juste faire l'inverse. Dommage.


14/04 14h30 39°46,664’N 25°29,510’W - Manon


Le vent du sud a fini par arriver ! Génois plein et GV 2 ris, poussé par le vent vers notre cap : 60°. Le largue est agréable, la mer est calme, Gojira fait ses premières tartines.

Nous avons vu disparaître petit à petit les lumières des Açores. Le ciel étoilé nous a souhaité un bon retour, la grande Ourse brille maintenant bien haut au-dessus de nos têtes. Constater les mouvements des astres pour mesurer notre progression, quel prodige ! Comme la lune, qui se lève maintenant dans la nuit bien avancée, et dont le croissant doré se dresse fièrement comme un spi gonflé vers l’avant, alors qu’elle était tranquillement allongée à l’horizontale quand nous partions des Antilles.

Est-ce une sirène qui est venue flirter avec le bateau pendant la nuit ? laissant une traînée fluorescente dans son sillage de zigzag et de vitesse, cet être indiscernable est resté un long moment à jouer dans la nuit.

Le jour s’est levé bien tard, nous filons, chantons déjà pour notre destination. 10 jours, qu’est-ce que c’est ? Une longue journée, certes, mais pas si longue que la dernière. Nous profitons de ces conditions de rêve : bon vent, bonne mer, et remercions Gaia d'être clémente pour ce début de navigation, car la suite nous annonce du vent plus fort, et des directions incertaines pour la fin. En attendant, file Gojira, et repose toi, Capitaine !


14/04 23h56 - Philippe


Demain et dans les jours qui viennent il paraît qu'on va se faire tabasser, donc on profite du vent clément. Je sais jamais bien ce qu'Erell entend par "tabasser" mais je m'attends au pire. Les quarts s'enchaînent avec peu de temps collectifs. Au-delà de l'escale plus intense et courte que prévue qui nous a fatigué, le départ de Victor impose des quarts plus longs et un nouveau rythme auquel il faut s'adapter. En somme, on barre, on mange, on pionce. Pas certain qu'on aura l'occasion de faire des gâteaux sur cette partie de la traversée…

Ceci dit, on aura toujours l'occasion de s'émerveiller. Aux dernières lueurs du jour, j'aperçois un mouvement à bâbord. Il s'agit d'une horde de dauphins qui foncent droit sur le bateau. Pendant les 30 minutes qu'il reste de lumière, j'ai droit à un festival de cabrioles, de sauts et d'ailerons qui fendent les eaux autour de moi. Je me régale. Par contre j'ai du mal à tenir le cap, distrait que je suis. Si le bateau a eu une trajectoire erratique de 22h à minuit aujourd'hui, c'est complètement de ma faute, désolé.



Julien-chan kawaii desu.


15/04 05h15 - Philippe


Il y a deux semaines, la pleine lune faisait office de soleil dans la nuit. Maintenant, en son absence, nous sommes plongés dans une obscurité complète. Les étoiles au-dessus de nous n'en ressortent qu'avec plus de vivacité, j'ai rarement vu d'aussi beaux ciels. Pour faire miroir à la voie lactée, le plancton étincelle dans l'écume, formant ainsi une rivière phosphorescente dans notre sillage. Comme si ce n'était pas suffisant, les dauphins reviennent nous voir. Dans le cambouis de l'eau nocturne, leurs traînées blanches leur donnent un air d'apparitions fantomatiques, de sirènes évanescentes. L'instant est irréel, et pourrait justifier à lui seul toute cette traversée. Se souvenir que ce monde n'a jamais été désenchanté, mais que ce sont nos regards qui ont perdu leur magie, ça n'a pas de prix. On ne voit bien qu'avec le cœur, disait l'autre. Ce matin mon cœur a battu en grand, et ça fait un bien fou.


15/04 15h00 41°04,289’N 22°16,894’W - Manon


L’équipage prend calmement son rythme, s'adaptant au nouveau roulement, plus fatiguant que l’ancien. Hier, nous avons accueilli temporairement une passagère clandestine. Un oiseau à l'air désemparé s’est posé sur la baume pendant un quart de Julien, puis s'est posé sur le pont. Nous l’avons baptisée Victoria en souvenir de notre 5ème équipier, mais, las ! Après lui avoir donné quelques graines en pitance et quelques heures de repos, Victoria, elle aussi, nous a quittés, partie pour d’autres horizons.

La nuit a été particulièrement belle. D’abord, les sirènes sont revenues. Julien a eu du mal à partir se coucher, béat d’admiration devant ces 3, 4, 5 traînées bleutées qui pourfendaient l’eau de tous les côtés. Sont elles revenues en équipe pour danser avec le bateau ? Endiablant ce dancefloor marin dans une soirée fluo aquatique infinie ? En tout cas elles s’amusaient suffisamment pour rester durant le quart de Manon puis de Philou. Le ciel, parfaitement dégagé, sans lune, révèle sa voix lactée, magistrale, immense, et les étoiles par centaines racontent autant d’histoires aux tout petits humains que nous sommes. Et Gojira, toujours avance, sur ce miroir qu’est la mer soulevant à chaque risée des nuées d’écume qui elle aussi, brille de milles étoiles. et on confond mer et ciel dans cet univers bleu foncé parsemé de feux d’artifices argentés. Gojira file, entouré de ses dauphins, filant aussi, inventant avec eux une nouvelle constellation dansante. Gojira traverse l’océan, comète merveilleuse qui vole et laisse derrière elle une traînée fourmillant de planctons luminescents.

C’est bien beau tout ça mais le vent forcit.On prend un 3eme ris, le vent fraîchit et la mer s’agite. L’aube pointe le bout de son nez peu de temps après le lever de lune, suivie de près par la capitaine. Belle journée qui vient de s’écouler, nous avons parcouru 180 miles en 24 heures ! Surement un record, j'espère ne pas m'être plantée en faisant le point. Toujours dans l’attente de vent plus fort, mais le ciel est bleu et les conditions identiques quand je me réveille. Philippe fait des tartines à la barre pendant que je mange des tartines dans le carré. Tout va bien.


15/04 20h30 - Philippe


Réveil 13h, pâtes au camembert périmé et corned beef en boîte. C'est le retour du jour sans fin.

À 20h on arrive à se retrouver tous les quatre pour faire un petit point / fleur-valise. Malgré la fatigue du départ, l'équipage n'a jamais été aussi rodé et aussi soudé, c'est beau à voir. Le fait d'interagir avec d'autres personnes à Horta a mis en relief à quel point j'ai de la chance de naviguer avec eux. Ils me font du bien, et je suis content d'être avec eux.


16/04 15h31 42°36,464’N 18°59,525’W - Manon


24 heures après rien ne semble avoir changé. L’après-midi d’hier était ensoleillée, tranquille. Pendant qu’Erell s’anesthésie à GOT dans sa grotte, j’ai retiré le ris en solo, puis la soirée a été marquée par une petite réunion d’équipage accompagnés de succulents burgers. On parle de notre rythme, de la fatigue, de l’impatience d’arriver et -du coup - du déroulement de l’atterrissage.

Gojira poursuit inlassablement son bord de largue, tribord amure, dans cette trainée de dépression qui nous fait progresser vers le NE. Cette nuit, le vent du sud a -enfin- été plus soutenu, 20-22 nœuds en apparent, un ciel complètement couvert, une mer un peu agitée. En bonus, la LED du compas a rendu l’âme. Forcés de l’éclairer à la frontale, la lueur éblouit tout le reste, on n’y voit plus rien, que dalle ! Le noir est complet. On barre à l’aveugle, complet, ne discernant rien de la houle et des vagues qui nous bousculent de droite et de gauche. Ca pour sûr, ça tartine dans les surfs, mais en terme nautique on dit qu’on discerne “ QUE TCHI WOUALA”, on barre tels des pilotes autos en s’aiguillant uniquement du roulis du compas. Exercice difficile, 4 heures de barre comme ça, autant vous dire que j’en chie - alors qu’en plus, avec 3 ris dans la GV, la barre est même pas difficile ! C’est limite vexant. De temps en temps une vague que j’imagine plus grosse que les autres me fait faire du rodéo, je pense à mon équipage qui doit être bien en peine de dormir dans ce chahut. Je prie pour un éclaircissement, je me sens la pute du bateau, point maitresse de ce gouvernail mais subissant totalement les zigzags et m’echinant à redresser au mieux. A la fin de mon quart, je demande grâce, mais Helios ne me vient en aide que timidement, éclairant à peine l’horizon, bien fainéant à l'idée de percer cet épais stratus qui nous a caché lune, étoile, ciel durant toute la soirée.

Une bonne nuit de merde qui se solde par un bon gros coma de repos. On émerge avec hummmmm un bon cassoulet en boîte, un vent un peu calmé, et donc le 3eme ris retiré, quelques bonbons, un peu de lecture et un grand soleil. Ca bombarde sec, vitesse sur le fond chatouillant les 9 nœuds ! On les attend les class 40.


16/04 17h40 - Philippe


Mes épaules sont en train de me lâcher. Entre les heures passées à la barre et les efforts faits pendant l’escale (oui c'est vous que je regarde, bidons d'essence et manivelle du génois), chaque vague me rappelle douloureusement que j'ai des omoplates, et que celles ci ne sont pas contentes du tout. On attend avec impatience les jours de pétole pour faire une grosse session massage, et d'ici là je me tartine de baume du tigre entre deux quarts. Et puis on pourra aussi se reposer. Pour l'instant, on accumule de la fatigue et chaque réveil est plus compliqué que le précédent. Je dors par segments de 4h maximum, et je suis fasciné par l'endurance de Manon et Erell, qui tiennent ce rythme depuis le départ pour assurer la surveillance du bateau. Personnellement, après quelques jours seulement, je bave à l'idée d'une nuit de 9 heures. Étant insomniaque, je me serais cru plus résistant que ça. Il faut croire que se réveiller pour fixer son plafond c'est plus facile que se lever pour se prendre des seaux d'eau froide dans la gueule en plein vent. Qui l'eût cru… Nous sommes venus pour éprouver nos corps et nos têtes dans les champs de sel de l'Atlantique, nous sommes servis.

Et pourtant, malgré la fatigue, la douleur et les chaussures trempées, je me sens bien. Le soleil pointe son nez et ses rayons sur ma peau sont aussi doux que du miel sur un msemen. La houle berce, les vents portent, et curieusement tout semble être à sa place. Au final, le voilier c'est très Sysiphien, la vraie joie n'arrive que quand on arrête de se demander ce qu'on fait là et pourquoi. Sur un bateau, le champ des possibles est amplement limité. On n'a plus qu'à faire avec ce qu'on a, et reconnaître que contempler les motifs tracés par l'écume des vagues, c'est quand même grandiose.

C'était la minute philo, maintenant je vais vous parler de chaussures.

Chacun.e a une stratégie différente en termes de protection pédestre. Premièrement, il est à savoir que les pieds nus sont formellement proscrits sur le pont. Vu le nombre de cordes, poulies, winchs, barres métalliques et autres rivets qui dépassent du sol, un peton sans chaussure serait vite mis à mal. Manon, en bonne habituée, a opté pour des bottes, qu'elle troque avec de vieilles baskets pour les beaux jours. Julien a une paire de tennis gris clair étrangement propres, je le suspecte de les nettoyer en secret tous les jours. Victor avait une paire de crocs qu'il mettait pieds nus, soutenant avec ferveur que la fine couche d'eau entre sa peau et les crocs servait d'isolant (ce qui a fait naître des débats thermodynamiques houleux au sein de la communauté du Gojira). Erell a des vieilles vans éclatées, qu'elle a tenté de reboucher en les aspergeant de gelcoat (ça n'a pas marché). Quant à moi, j'ai de vieilles baskets dont j'ai dû recoller tant bien que mal la semelle, et que je mets avec un sac poubelle en guise de chaussettes lorsqu'elles ont trop pris l'eau. Ça marche moyennement mais j'allais quand même pas acheter des chaussettes imperméables à trente balles la paire alors qu'un sac poubelle fonctionne. Question de bon sens.


La pâte d'amande, c'est le hamac du manger.



17/04 19h15 43°51,211’N 15°41,810’W - Manon


Rien de tel pour se réconcilier avec la barre qu’une superbe après- midi ensoleillée à barrer dans le bon vent grand largue. Il fait beau, l’équipage a rendez- vous avec le speedo, et on dévale des surfs sans se faire embêter, au milieu des moutons qui déferlent juste ce qu’il faut. Quand même de quoi motiver Philou à donner à la mer une leçon de consentement concernant les giclettes inopinées. A ce propos, la mer : féminine ou masculine ? Vous avez 4 heures. L’équipage, survolté de bombarder autant, n’en soigne pas pour autant ses troubles alimentaires. Un paquet de bonbons est confié Julien pour éviter une mutinerie, et pendant le dîner de démocratie pastafarienne, ça part en freestyle rap sur le seul & unique Kick : Manger/Dormir.

La nuit se passe avec le vent qui mollit progressivement puis qui bascule : S - SSE - SE, avec le retour des étoiles et donc le plaisir de barrer.

Le soleil se lève sur un Gojira toute voile dehors qui avance encore à son cap au près, mais cet après midi s’est complètement tombé, le moteur est allumé et les sourcils d’Erell froncés. Le paquet de tarot est porté disparu. Une assiette forestière mitonne doucement.


17/04 20h42 - Philippe

Il fait froid, tout est humide, nos affaires sont trempées mais rien ne sèche. On se croirait au Costa Rica en saison des pluies, mais avec 20 degrés de moins.

Le tabassage des précédents jours a été relativement doux, mais on a tous hâte que la mer se calme pour pouvoir souffler un peu. Le vent mollit et change de direction, on finit par rallumer le moteur et délaisser la barre. Nous sommes désormais au près (l’allure la plus face au vent qu’on puisse avoir tout en continuant à avancer) d'un vent d'Est. Le golfe de Gascogne approche, et vite.

Le vent a du mal à nous porter mais il suffit pour chasser les nuages. Mes vêtements finissent par presque sécher, j'ai même le luxe de faire une sieste au soleil, bercé par les sons du moteur.

Au dîner, alors que nous discutons des mystères d'une bonne poêlée forestière avec Julien et Manon, Erell émerge avec sa tête des mauvaises nouvelles. Elle a reçu les derniers pronostics météo. Ça sent la merde. Quand nous sommes partis des Açores, les conditions étaient plus que favorables et les simulations annonçaient une traversée en 9 jours. Ce que les simulations n'ont pas prévu, c'est qu'à partir de demain, un vent d'Est bien établi va nous arriver dans la gueule et nous interdire l'accès aux côtes françaises. Au mieux on se fait déporter en Irlande. De ce que je comprends, avec un vent de face à plus de 20 nœuds, même au moteur on n'arriverait à rien. Les portes du Golfe de Gascogne sont fermées, rien à faire.

Le vent est annoncé pour les 7 prochains jours. Je doute qu'on atteigne notre destination ce week-end. Erell s'affaire sur la carte, alternant entre compas et calculatrice. J'aimerais lui dire quelque chose pour la réconforter, je sais que c'est elle qui encaisse le plus. Mais rien ne vient. Il est presque 21h, je lui embrasse l'épaule pour ne pas la déranger et je vais me coucher.


18/04 44°05,693’N 14°27,148’W - Manon


Hier soir, le triste verdict météo est tombé telle une épée de Damoclès sur les beaux rêves de restau et d’arrivée : 4 à 5 jours de vent dans la gueule vont s’installer après la pétole dans laquelle on est. Vous rêviez d’aller visiter l’Irlande ? Embarquez donc à bord. Votre famille vous attend à Brest ? Formidable mais gare cependant à ne pas vous faire étriper en chemin par la capitaine ou l’un de ses matelots. Dieu merci, il nous reste du chou et des bonbons dans les cales pour tenir le coup.

A mon réveil, cette nuit, je trouve une légère brise de N/NE : ni une ni deux, je teste le près, Erell m’aide sur les réglages fins et me donne ses consignes limites de cap & vitesse. On va laisser pipi barrer car il est bien plus précis dans ces conditions que moi pauvre et misérable petite humaine. J’éteins le moteur, je pense au pouvoir des idées en espérant que ça dure à peu près comme ça.


18/04 04h15 - Philippe


À 4h du matin, le vent est toujours trop faible et trop face à nous pour tenir un cap acceptable. C'est donc le moteur qui tourne, je surveille juste l'anémomètre et les cargos. Ça me laisse le temps de boire un café triple dose, et de faire un bilan en écoutant du Brahms. Premièrement je me sens très classieux, ce qui est un effet secondaire de Brahms. Écoutez Brahms en vous épilant les poils de nez, ça vous donnera tout de suite l'air plus distingué. Deuxièmement, thermiquement pour l'instant on tient la route. Tant qu’on n’est pas mouillé, 10 couches suffisent à tenir confortable (un jean, une salopette, un t-shirt, deux sous pulls à col roulé, une grosse polaire, un manteau, une écharpe, un bonnet, des gants, et j'envisage une veste supplémentaire pour les latitudes bretonnes). Mon papi travaillait à Michelin, j'ai toujours voulu ressembler à Bibendum. Troisièmement, on a jusqu'ici eu une chance anormale en termes météorologiques. Le vent dans la face c'est relou, on va devoir faire une trajectoire en zigzags ou faire cracher le moteur quitte à devoir faire escale dans un port à l'ouest de notre destination (le port du Crouesty) pour refaire le plein. Mais malgré tout, vu la distance qui reste à parcourir, il y a peu de chances qu'on n'arrive pas avant fin avril. Il va juste falloir que je me rationne sur les petits gâteaux, que je déglingue à la chaîne pendant mes quarts de nuit. En fait, il va falloir qu’on rationne pas mal de trucs.

Déjà qu'uriner depuis le bastingage était technique au large de la Guadeloupe, ça l'est encore plus maintenant. Il s'agit, en plus de lutter contre le mouvement des vagues, de parvenir d'une seule main (l'autre toujours accrochée au pataras) à trouver un chemin entre toutes les couches, fermetures éclair et lanières qui séparent l'entrejambe de l'extérieur. Ceci dit, une fois la périlleuse entreprise accomplie, on est récompensés par l'assez jouissive expérience de faire pipi dans du plancton luminescent. Le bonheur est dans les choses simples.


18/04 06h32 - Manon


pétole 1 - pouvoir des idées 0


18/04 07h32 - Manon


Pétole 1 - pouvoir des idées 1

Allé zéparti, tribord amure, au près, SOG env= 5,3 ; COG env=47°.

A bientôt dans l’Gasco !


18/04 08h00 - Philippe


En mer, l'aurore arbore des couleurs qu'aucun photographe, aucun peintre ne saurait retranscrire. Les couleurs vibrent comme je n'ai jamais vu. Le vert va du jade à l'émeraude, le orange flamboie, le turquoise est vif, et tout se marie parfaitement. Le rose pastel habille le coton des nuages. Dans l'eau, il se mélange à l'or brillant du soleil naissant et au bleu profond de l'océan. Les vagues se dessinent en contraste noir et blanc sur une rivière de couleurs. Une récompense grandiose offerte à celles et ceux qui traversent la nuit.

Pastaïdon profite de l'occasion pour nous faire cadeau d'un bon vent qui nous permet d'avancer plutôt bien à un cap pas trop dégueu. Tout ce qu'on peut grappiller avant que ce soit vraiment la merde, on grappille. Ceci dit, l'allure nous fait prendre une gîte de bâtard, et le bateau rebondit à chaque vague. Pour la cuisine, je suis forcé de revenir sur mes principes et d'utiliser la ceinture de sécurité. C'est une sangle vaguement fixée à la gazinière qui s'enroule à la taille pour empêcher de partir en arrière. Je n'ai aucune confiance en cet objet et l'ai obstinément snobé depuis le départ, mais à moins de développer des ventouses sur mes pieds je n'ai plus le choix. Difficile d’avoir des principes.



18/04 20h34 45°01,462’N 12°50,624’W - Manon


Réveillée par un délicat filet d’eau salée infiltrée par le hublot de la cabine, la fin du repos rythmée par le fracas de la coque dans la houle, les yeux sont petits, comme pour l’ensemble de l’équipe. GV 3 ris, génois bordé comme un tambour, le bateau peine à faire le moins pire cap qui pour l’instant est quand même passé de 45° à 25°. Dans notre difficulté on est quand même ravis de laisser Pipi barrer. Au programme de la journée, surveillance des voiles & du vent, prise et déprise de ris agrémentée de virements de bord inopinés, discussions sociologiques et littéraires. Dans la soirée, le vent monte dans les tours depuis le Cap Finistère. On se dirige toujours vers l'Irlande, c’est le jeu, mais ça fait chier la capitaine. Ne lui répétez pas (enfin si répétez lui) mais elle a du mal à prendre conscience que sur les deux énormes challenges qu’elle s’est fixé : challenge navigation et challenge humain, elle s’en sort avec brio pour les 2, et n’a vraiment rien à prouver à personne. Philou & moi on lui fait des câlins parce qu’on l’aime et qu’on est fier d’elle.

Ce soir c’est dîner sous le soleil, à l’auberge du Génois Faseyant. Le génois faseyant vous accueille à sa table valdingante, cramponnez vous à vos assiettes ! Nos meilleures assiettes de courges, lentilles, emmental vous seront servies accompagnées de leur sceau. A tout moment, soyez prêts à interrompre votre repas pour une manœuvre haute en rebondissement. Sensations garanties!

Je vais me coucher morte d'inquiétude car il n’y a plus d’avoine dans les placards. Qu’est-ce qu’on va devenir ? Erell prend son quart, and so her watch begin, because the night is dark, and full of terror.


18/04 21h07 - Philippe


La houle s'empire, le vent forcit, la gerbe pointe son nez. Toute la journée on essaie de s'adapter tant bien que mal au vent. On prend un ris, on borde le génois, on borde la grand voile, on enroule le génois, on décale le cap, on déroule le génois, on choque la voile, on largue un ris… ça n'en finit pas. Ceci étant dit, ça nous fait pratiquer, ce qui est bienvenu. Encore un mois à ce rythme et je serai peut-être un mousse décent. Quand je vais me coucher, on a des pointes à 29 nœuds de vent qui nous viennent droit de où on veut aller. On va peut-être devoir faire un crochet par l'Irlande. Ça tombe bien, je donnerais ma tresse pour une bonne bière.


19/04 02h03 - Philippe


Nuit. Le Gojira joue au bateau tamponneur dans les vagues, le vent souffle tellement qu'on entend ses mugissements dans les cabines. Les chocs avec les vagues sont si violents que je valdingue d'un bout à l'autre de ma couche. Les déferlantes s'éclatent sur le pont dans un bruit énorme, je suis plusieurs fois tiré du sommeil dans un mouvement de panique, persuadé qu'une bassine d'eau me tombe dessus. Des craquements parcourent la coque. À tout moment, je m'attends à ce que le bateau cède. C'est donc ça le tabassage… L’horreur.

Alors que je tente de me retourner dans mon duvet, je sens quelque chose de particulièrement inconfortable sur ma cuisse. Merde. C'est mouillé. Un frisson de honte me traverse. Une conversation éclair a lieu entre les colocs qui vivent dans ma tête : "Nan mec, tu t'es vraiment pissé dessus ? - Je t'avais dit d'y aller avant de te coucher aussi… - Mais pourquoi j'ai encore envie de faire pipi alors? - Putaaain tu vas dormir dans ta pisse pendant une semaine ! - Curieux que ça sente pas le pipi, quand même… - C'est marrant que tu pisses au lit alors que tu lis de la psychanalyse avant de dormir, je me demande ce qu'il en dirait, Freud. - Sûrement que c'est l'expression inconsciente d'un désir refoulé de me masturber dans le caca de ma mère. - Ça lui ressemblerait bien ça. - Sacré Freud, toujours le mot pour rire. - Les gars, vos gueules, c'est pas de la pisse !"

L’un d’entre moi est plus perspicace que les autres, c'est effectivement pas de l'urine, merci Pastaïdon. C'est juste de l'eau de mer qui goutte par la trappe du gouvernail. C'est pas mon inconscient qui est fêlé, juste le bateau. Il paraît que tant que l’eau vient d'au-dessus et pas d'en dessous, tout va bien. Pour autant, Philippe est-il serein ? Pas le moins du monde.


19/04 04h10 - Philippe


Une merde n'arrive jamais seule, le théorème est également valable en mer. Il y a une entrée d'eau à l'avant du bateau, mais on ne sait pas où est la fuite (dessus ou dessous ? le mystère demeure). En attendant on écope, et Manon est mouillée.


19/04 15h32 - Philippe


À 12h45, j'arrive en retard pour mon quart. 27 nœuds de vent, c'est trop pour la voilure. On enroule donc le génois, comme on l'a déjà fait des dizaines de fois. Erell à la barre nous met dos au vent, je relâche l'écoute qui retient la voile et Manon tire sur l'enrouleur en même temps. Sauf que là, quelque chose pète. Le génois part dans tous les sens. La corde mouillée me glisse des mains sous la tension, je la retiens de toutes mes forces mais plusieurs mètres s'échappent. C’est un miracle que mes mains ne soient pas en sang. Les cordages fouettent l'air, les voiles font un bruit monstrueux, on doit gueuler pour s'entendre. Manon m'aide à fixer l'écoute sur le winch, et on commence à affaler le génois. À ce stade ci c'est confus, j'obéis aux ordres et c'est tout. Pas le temps de réfléchir, de discuter ou de retenir. J'exécute, point. On rentre le génois cassé qui va maintenant dormir à mes côtés. Après une pause couscous (en boîte), on installe le 2e génois d'Erell. On passe ensuite le reste de la journée comme la veille, à grappiller le moindre petit degré contre ce vent qui refuse de nous laisser rentrer à la maison.


46°40,382’N 11°24,648’W 19/04 18h57 - Manon


On s’est pris une petite bastos ! En m’installant à l’avant Erell m’a dit “ Il y a 30 noeuds, dors avec ton gilet !”. En terme de sommeil, sur une échelle de 1 à 10 : entre 10 et 9 on arrive à somnoler un quart d’heure par ci par là, de 9 à 6 t’es réveillée en permanence par le choc de la coque dans les vagues; c’est un choc, c’est un crac, que dis je c’est un crac, c’est un fracas de tous les diables ! Entre 6 et 4 t’es réveillée par l’eau qui coule du hublot dans ton duvet, à 3 tu tiens le coup, seulement à 2 tu perds patience, à 1 tu t’installes de l’autre bord après ⅔ lâchage de la toile antiroulis, sauf que pas de bol, à 0 tu réalises que tu t’es plantée d’heure et que, maintenant bien installée il faut se lever parce qu'en faite il te restait que 15 minutes de dodo. Et oui ! Pas de repos pour les braves. A 02h00, Erell et moi on constate que ça a vraiment salement mouillé. Nous voila en train de ricaner à la lueur rouge de nos frontales, armée du sceau et de l'éponge, halala qu’est-ce qu’on est bien en mer !

Je relaye Julien, Le génois est un peu enroulé, objectif le cap, le cap. On gratte des degrés , lofer dès qu’on peut, peu importe la vitesse, on surcape, vigilant au faseyement. Pendant la nuit une lumière rouge sur notre tribord m’a maintenue bien à l'affût. Ils sont sûrement passés pas loin de nous, je me disais que c'était un voilier au près moins serré mais plus rapide, ils nous ont dépassé, j’ai vu leur cul nous passer par l’avant puis bâbord, et là, je vois de nouveau leur feu rouge, et des éclairages blancs genre frontale d'équipier à la manoeuvre. Attentive à une éventuelle tentative de communication lumineuse, je les ai finalement vu repartir vers l'arrière, ça m'a laissée perplexe, en tout ils ont fait le tour complet de nous ! Soit c’est des voileux en déroute, soit des pirates qui ont raté leur coup, ou encore des pécheurs qui ont perdu leur filet …

Philou tient son quart dans le chill et la pâte d’amande, et avec l’aube qui se lève, je déroule un peu de génois pour pas trop se traîner l’cul non plus. Je laisse le bateau entre les mains de sa capitaine sous un début de lever de soleil couleur pastel tout en douceur.

Réveillée quelques paire d'heures plus tard, il faut libérer la cabine avant pour inspecter les fonds. On prend pas l’eau à mort non plus mais suffisamment pour vider régulièrement un seau ou deux. Évidemment les merdes n’arrivant jamais seules ca rafale à 28 nœuds en même temps, on enroule du génois et paf, enrouleur qui lâche et point d’amure qui se déchire. Ni une ni deux, équipement enfilé et démanilleur dans la poche, Yanmar allumé pour aider Julien à barrer face au vent, on affale rapidement ce bon vieux génois qui nous aura fidèlement mené jusque la.

On grée la trinquette - qui ressemble a s’y meprendre a un tourmentin.


20/04 01h27 - Philippe


Je suis sorti d'un joli rêve par un grand bruit. Je reconnais le "floc floc" d'un génois qui fasceille beaucoup trop pour son propre bien, suivi du "putaaain" typique d'Erell face à un truc qui part en couille. Jusqu'ici pas de quoi s'inquiéter. En revanche, quand j'entends la même voix crier "PHILIPPE !! ÉQUIPE TOI !!! VITE !!!!", là quelque chose me dit que c'est la merde. Trois minutes plus tard je suis sur le pont, le 2e génois a pété. Point d'amure, comme l’autre. C'est chaud. On l'affale assez vite au vu des circonstances, et on installe la trinquette en remplacement (un slip triangulaire orange, à peu près aussi grand qu’un tapis de bain, qu’on réserve normalement pour les gros vents). C'est la fin des tartines. On n’est pas sorti du sable. Je retourne me coucher.


20/04 04h23 47°10,518’N 11°01,812’W - Manon


Après une pause couscous - hummm les bonnes boulettes - Dieu des Végé, pardonne- moi ! Avec le jeu calmé sous GV 3 ris + Trinquette, on se lance dans l’inspection des fonds. Ça éponge toutes les cales, palpant les parois, guettant le moindre écoulement. C’est pas ultra concluant, hormis que c’est rassurant car on ne constate pas de voie d’eau majeure. Les passes-coques sont checkés,l’eau vient probablement d’une somme de différentes sources : l’eau qu’on prend par le hublot avant, par la descente, un robinet mal fermé, et peut être un goutte à goutte d’une canalisation qu’on ne peut pas vérifier car elle se cache derrière un placard qui n’est pas facilement démontable. Routeur avisé de nos diverses situations, l'après midi se passe en réflexion stratégique, le dilemme étant que le pres qu’on fait risque de vite nous faire monter trop nord, que l’autre bord est vraiment trop mauvais. D’où vient-il ce sacré vent d’est qui nous barre la route et nous refuse le retour à la maison tant désiré ? Si proche, mais pourtant si loin, entends-je dans les rafales venant de Paris, De Russie même ! Région froides & hostiles qui ne veulent manifestement pas de nous ! Sacré leçon de patience et d’acceptation, la mer aura toujours le dernier mot quoi qu’il arrive, a nous de faire au mieux avec ce qu’on peut. Je suis ravie et fière de constater le mojo de ma skipper préférée face aux avaries : du sourire, du rire, et même de la musique dans les enceintes alors qu’on est en train de plier le génois entre les étroits espaces du carré. On finit par gréer le génois de secours, lui-même déjà bien fatigué. Belle manœuvre !Chante la cap, et après les tests de bord/avec ou sans moteur, on reprend notre près, tribord amure, cap 25/30°, génois un peu enroulé, SOG env 4 nds. Pour couronner le tout, une étagère de la cabine avant s’est arrachée, jamais dans l’abus !

Je pense à mon grand-père, capitaine au long cours dont les cendres ont été jetées au vent de la baie de Douarnenez. Est-ce lui qui rouspète ainsi ? Est il fier ou s’amuse t il de notre situation, un peu chiante mais pas bien dramatique ? Je médite pendant mon quart de fin de journée, avec le soleil qui semble baisser derrière une épaisse couverture nuageuse. Je constate avec effroi que de la buée se forme à ma respiration ! Une océanite qui s’amuse dans les vagues me réconforte. Après la mouette, la sterne , le fou de bassans, ça fait plaisir de voir ses oiseaux voler tranquillement et semblant s’amuser à papillonner autour du mât. La première mouette, vraiment, ça a senti bon la maison. L’équipage se réchauffe et se requinque avec des raviolis accompagnés de leurs Philippines : adaptation des tortillas à la sauce Génois Faseyant.

Je pars en mission sacrificielle au nez du bateau pour repasser des tours d’enrouleur autour du tambour. Ca mouille pas tant, la manip est faite en 2 tentatives, c’est correct, je suis autorisée a partir me sécher et me pieuter pour cette nuit qui se veut une nuit de repos !


20/04 06h08 - Philippe


Ce putain de vent d'Est est froid comme une couille à la morgue.

Peut-être qu'au final le bateau, c'est une allégorie de la folie. C'est douloureux tant que tu te rattaches à l'illusion de la normalité, mais quand tu t'y laisses complètement aller, beaucoup de questions disparaissent. Il paraît sensé que ta seconde soit tellement speed à 4h du matin qu'elle préfère remplir le journal de bord plutôt qu'aller dormir. Tu te poses plus non plus la question de est-ce que c'est normal de faire des squats à 6h du matin pour te réchauffer pendant ton quart. Ou que l'ensemble de l'équipage ait la peau si salée qu'il nous suffirait de lécher nos mains pour agrémenter nos pâtes.

Les marins sont tarés. Et tu dois être encore plus taré qu'eux puisque tu fais partie de l'équipage et t'aimes même pas la mer. Pour l'expérience, tu disais. Pour re-découvrir le frisson de la découverte, l'intensité de l'aventure, la joie féroce de dépasser ses limites. Mon cul. Au fond, t'as juste envie de t'affaler dans ton canapé, jouer aux jeux vidéos, prendre ton amoureuse dans tes bras et lui dire que tu l'aimes. Et puis la gangrène de la routine fera son travail, et à la première occasion, tu sauteras sur la première sensation forte pour avoir l'impression de vivre un peu plus grand, d'être un peu moins mort. L'insatisfaction est un puissant vecteur de conneries masochistes.



Manon s’affaire tant bien que mal pour rafistoler le génois. Si ça marche pas, on est bloqués pour un moment. Pas de pression.


20/04 15h09 47°13,970’N 10°40,653’W - Manon


Et non bande de champignons ! Une heure du matin, tout le monde sur le pont. Enfilons vite nos combinaisons, et à la manœuvre, compagnons. L’enrouleur a perdu la raison, le point d’amure n’est plus de ce monde.

De nuit, la manœuvre est beaucoup moins clean. Je vous garanti pas que quelques insultes adressées à l’univers soient restées inaudibles. Erell gueule depuis le nez du bateau : FACE AU VENT JULIEN, FACE AU VENT!! Les écoutes me fouettent à la gueule, le génois virevolte de tous les côtés. Quand je réussis à le choper, à toi de jouer Philou ! Lâche vite de la drisse ! C’est bon, c’est gagné, la voile est affalée avec le cul, mais au moins elle est rangée. Trinquette envoyée illico presto, un gros café plus tard et une session de Bob l’éponge à l’avant, Je suis tankée à l’abri de la capote, dans la nuit, à invoquer Gaia et gratter des degrés dès que je peux sur notre 35° vitesse 3,5/4 noeuds. C’est pénible et ça va continuer de l'être mais je suis assez optimiste. Naviguer à allure très réduite, c’est des choses qui arrivent, la terre promise attendra demain, ou après- demain !

Et je gratte, je gratte, gratter is the new tartine. Vent d’est, sacré vent d’est ! Quand sudiras tu ? J’y crois à mort pendant mon quart, je chanterais presque. Mais rien n’y fait en réalité. Après mes 2 heures et les 3 heures de Philou, le constat est implacable : on cap toujours à 35°. Les prières au vent n’y feront rien, fichu vent d’est ! Que ne vires-tu pas pour nous porter au moins vers Brest ? Erell se réveille les yeux indécollables. Le soleil rouge sanguine se lève derrière des nuages violets. Rien n’y fait, salopard de vent d’est, tu te fiches bien de nous et de nos espoirs. Au matin , Pastaïdon nous envoie sa réponse par Iridium interposé : “ Patientez vos morts les meufs, ça sudira quand ça sudira “. Ok, Super.


20/04 16h05 - Philippe


J'en ai marre. Marre d'avoir froid, marre d'être mouillé en permanence, marre d'être sale, marre de la houle, marre de ne rien pouvoir faire d'autre que manger, dormir et faire mes quarts, marre d'être fatigué, marre de ce putain de vent de contre et du vacarme des vagues, marre des toilettes insalubres de ses morts avec ses traces de merde qui atteignent la cuvette, marre des manœuvres qui font flipper, marre de mettre trois plombes pour accomplir quoi que ce soit, j'en ai marre. Erell encore plus. Je crois qu'on a tous le syndrome du caca surprise, c'est toujours à 100 mètres de chez toi que te prend une envie fulgurante et intenable. Mêlé à ça la claque donnée par cette pute de vent d'Est, ça pique. Si tout s'était passé comme prévu, on aurait pu arriver demain soir.

Au mieux, selon Manon, on arriverait Mardi. Soit encore 5 jours restant. Erell pense encore pouvoir arriver ce week-end, si on arrive à réparer le génois. Je sais pas si c'est une bonne idée de s'attacher à des prévisions optimistes. Je préfère cuisiner et éviter de penser. De dieu je vais tellement cuisiner en arrivant ! Des plats compliqués et longs avec des bons ingrédients ! Cuisiner me fait un bien fou, c’est à peu près la seule chose que je maîtrise sur ce rafiot. D’ailleurs Julien a pris un de mes quarts à la barre, alors qu’il pleuvait, pour que je puisse finir de cuisiner. Et pour ça il aura ma reconnaissance éternelle.



Stratégie de survie d’Erell : créer une forteresse de coussins et de draps, se réfugier à l’intérieur et manger des bonbons en cachette (tout le monde est au courant, Erell).


20/04 20h02 - Philippe


Sans surprise, le vent nous a fait beaucoup trop dévier au Nord par rapport à notre trajectoire initiale. On est presque aux latitudes bretonnes, mais beaucoup trop à l'ouest des côtes. Si on vire de bord on se retrouve à caper vers Hendaye en se trainant le cul, pas fou non plus. Les prévisions reçues par Erell ne coïncident pas, personne ne sait vraiment quand le vent d'Est va tourner ni comment. Quitte à être bloqués, Erell décide de l'être près des côtes. On demande donc un baroud d'honneur à notre moteur: l'idée c'est d'aller le plus possible à l'encontre du vent, quitte à y cramer tout notre diesel. Ensuite, quand le vent passera au Sud, on n'aura plus qu'à longer la côte bretonne avec le génois soigneusement réparé par Manon.

Savoir qu'on se dirige à nouveau vers la maison améliore sensiblement le moral de l'équipe. Sensiblement plus que la patate douce qui, malgré tout l'amour que je lui ai donnée, est franchement dégueulasse.


20/04 21h41 - Philippe


Ça fait presque un mois que, ayant réalisé qu'Erell est légalement habilitée à réaliser des mariages dans les eaux internationales (et à tuer ses équipiers, accessoirement), je la tanne pour qu'elle me marie à Didier. Ce soir, tout le monde est éveillé, le moteur et Pipi s'occupent de la navigation, pas de grosse manœuvre en vue, coucher de soleil, c'est le moment. On sort Didier du coffre où il est rangé, on lui dessine un visage et on se prépare sur le pont. Julien amène dignement le seau à l'autel (la barre). Erell prononce un émouvant discours sur comment j'ai souillé Didier avec mon vomi, puis que je l'ai enfermé dans un coffre pendant un mois, avant de l'épouser sans consentement. Manon nous jette des farfalles pour que les dieux pastafariens bénissent notre union. Je déclame un poème à Didier, puis la capitaine nous déclare mari et seau. C'est le plus beau jour de ma vie.


Poème pour Didier, le seau à vomi

C'est par une nuit sauvage

Que nous nous sommes rencontrés

A l'aube d'un long voyage

D'une vaste traversée


De vague en vague j'ai terni

La toile mauve de la nuit

De vague en vague j'ai vomi

Un vague à l'âme maudit


Et c'est toi, mon amant

Compagnon d'infortune

Qui reçut bile et relents

D'une nausée importune


Et c'est toi, mon amour,

Soutien inépuisé

Qui pendant des jours

Fut à mon chevet


Et même si le roulis

Fit sur mon manteau

Déborder le produit

De mes tourments intestinaux


Aucun seau

A la hanse rouillée

N'électrise ma peau

Comme tu le fais, Didier


Didier, marions nous

Je jure de te combler

De réparer le trou

Qui te fait fuir sur le côté


Didier, aimons nous

Je t'aime fêlé, je t'aime vide

Je t'aime couché et à genoux

Tu es le seul amour de mon bide.



Il est écrit dans le Coranquillette que la photo d’une offrande à Pastaïdon doit obligatoirement être floue.


21/04 04h15 - Philippe


4h15, tête dans le cul, j'ai à peine le temps de relever Manon que Pipi lâche. Le bateau vire de bord tout seul, au même moment la frontale de Manon rend l'âme. Erell arrive dans l'obscurité et nous donne des instructions. Alors que je tire l'écoute de la trinquette sur le bord du bateau pour la ramener du bon côté, la grand voile vire de bord. Pas de chance, je suis dans la trajectoire des cordages (erreur de ma part), qui m'arrivent en paquets sur la gueule. Mon bras se coince entre deux cordes, ce qui est hyper dangereux. Si Manon, qui navigue à l'aveugle, se laisse embarquer de l'autre côté, j'ai aucune idée de qui gagnera entre mon bras et les cordes. Pas envie de le savoir non plus. Je réussis à dégager mon bras, je finis de régler la trinquette, la grand voile est réglée, on se prend une grosse giclette en guise de salut. Bonjour la mer. Je t’emmerde, la mer.


C’est fou ce qu’il y a comme monde à la plage, aujourd’hui !


21/04 06h58 - Philippe


Mon quart touche à sa fin, et tant mieux parce que je suis frigorifié. Je jette un dernier coup d'œil sur la grand-voile pour vérifier qu'elle est bien réglée, et une giclette surprise m'arrive directement dans les yeux. Salope de mer.


21/04 13h00 - Philippe


Mauvaises nouvelles, le vent ne va pas tourner ce soir, mais demain, au mieux. Par contre, il gagne en puissance. C'est maintenant 30 nœuds qui nous arrivent sur la gueule, même avec le moteur on se traîne péniblement. Les énormes vagues passent régulièrement par dessus bord, et s'infiltrent dans le panneau de commandes du moteur qui proteste d'un bip continu et alarmant. Pas le choix donc, on coupe le moteur et on continue à la main (enfin, à la barre), quitte à virer de bord pour taper au sud si jamais les vents ne tournent pas. J’ai donc la joie de reprendre la barre après plusieurs jours de passivité trépidante. God damn. Et bah 30 nœuds au près c'est quelque chose. Je me bats contre les vagues pour rester au cap, et contre le vent pour ne pas virer de bord. La moindre erreur est punie sévèrement, déconcentration interdite. J'ai l'occasion d'ajouter une nouvelle catégorie à ma typologie des vagues: la facture de gaz. Tu la vois arriver, tu sais qu'elle va te mettre dans la sauce, mais tu peux rien y faire. Tout ce que tu peux faire c'est y faire face en espérant que la chute qui vient derrière ne sera pas trop violente. Ceci dit, une fois passées les premières minutes de calibrage, il y a quelque chose d'assez jouissif à voir ton bateau percer la crête de ces mastodontes bleu pétrole. C’est comme Fast and Furious mais avec un bateau. Dans la mer. Et sans moteur. Ça n'a rien à voir avec Fast and Furious en fait.


21/04 19h04 - Philippe


A chaque fois qu'il passe une vague, le bateau fait une chute d'un mètre et s'écrase dans l'eau dans un grand bruit. Depuis l'intérieur, c'est comme si un titan monumental s'amusait à nous soulever et à marteler notre navire contre la surface. Tout subit à l'intérieur, une étagère s'est effondrée dans la cabine de tête (la même qui a un trou d'eau, oui oui). L'équipage, quant à lui, atteint un stade d'épuisement nerveux tel que j'en ai rarement vu. Certains grognent à chaque vague et crient à chaque giclette, d'autres sont tellement hyperactifs qu'ils ne se rendent plus compte qu'ils foutent le bordel, d'autres se renferment de plus en plus sur eux-mêmes. Des yeux hagards, des lèvres qui tremblent, des cris, des rires nerveux, des plaintes… on se croirait en cellule de dégrisement à porte de la Chapelle. Si un psychiatre était là, il se régalerait. A titre personnel, je sais que j'ai tendance à devenir une huître quand continuer à encaisser devient dur. Enfiler des chaussettes mouillées n'est plus un problème. Convivre le devient. Aujourd'hui c'est notre anniversaire de navigation, ça fait 31 jours qu'on a quitté la Guadeloupe. Et il est temps que ça s'arrête.


21/04 20h04 48°00,411’N 8°09,306’W - Manon


Hier après- midi, la cap était terrée dans sa cabane pendant qu’on veillait dehors. En fin d’aprem on a reviré de bord, et le vent ayant molli à 20 nds, on s’est appuyé du moteur pour faire un cap à 60°. Cap sur Brest ! Dîner aux chandelles, grâce toujours au marmiton du génois faseyant qui nous mitonne des plats succulents avec basically absolutely nothing !

Le soir, au soleil couchant, Philippe est enfin uni à Didier par les liens sacrés du mariage marin. Les eaux internationales ont accueilli les vœux non mutuellement consentis des jeunes mariés et les représentants du pastafarisme ont validé l’union à coup de lancer de farfalle. Une belle et simple cérémonie qui a mis de la joie dans nos coeurs moites et meurtris.


La nuit, pipi toujours à la barre, mer agitée, on force le passage. Le prés est serré ,et Yanmar rugit pour nous faire avancer vers l’ouest. Et ça cogne, ça cogne, ça cogne dans la houle, pour rentrer dans ce fichu golfe de Gascogne. Quel Dieu vulcain septentrional nous souffle dessus ? Est-ce Poutine en personne qui nous pète continuellement à la gueule ? J’en sais plus ce que je raconte et d’ailleurs je suis même pas sûre de savoir ce que septentrional veut dire. Le vent forcit dans la nuit. Lâchement inopiné de pipi et virement de bord tumultueux pour Man & Phil, je me fais houspiller par la capitaine pour prise de ris intempestive. Faut dire que ça tient bien dans le 30 nœuds avec les 2 ris et la trinquette.


Au petit matin, le ciel s’éclaire sur un grand frais qui rend la formule CapMoteur inefficace. On poursuit notre près sur un cap 45°. La capitaine nous briefe : on est à la latitude de Brest. Les infos météos contradictoires s’accordent quand même pour dire que demain, s’en sera fini, on aura du Sud. On tient notre bord a 45°, on se paye le luxe de barrer face aux déferlantes et nos bouts de nez gelés. Le nervous breakdown n’est plus très loin. Ce running gag n’a que trop duré Gaia, fait tourner ces putains de vent par pitié ! A l’intérieur, peu de vêtements sont encore secs. Les couchages sont des grottes où l'on s’engouffre mais ou l’on n’obtient qu’un maigre et inconfortable repos. La buée s’invite parfois à l'intérieur. Un chocolat chaud nous requinque, mais la bouffe plaisir s’amenuise elle aussi. Dis, vent, quand sudiras tu ? Dis, au moins le sais tu ? Nous rêvons d’un lit chaud sec et immobile, d’une bière fraîche et d’un dîner tranquille, de mettre pied à terre et d’enfin sortir du sable.

Bretagne chérie dont les côtes s’invitent dans nos rêves, plus que 150 miles de la côte, 300 jusqu’au Crouesty en route directe, mais l’exercice de patience s'éternise.

Est-ce le bout du tunnel qu’on aperçoit ? Un front chaud s’annonce pour la nuit, qui sera peut être dure et riche en rebondissements mais qui sera, espérons le, porteuse d’une aube de bonne nouvelle.


22/04 07h24 48°04,604’N 5°59,746’W - Manon


A mon réveil, la nuit était d’encre, le calme de ma cabine m’indiquait que le vent était tombé et une pluie fine raisonnait sur les hublots.

Cap et vitesse en chute libre, décision est prise de mettre le moteur pour faire un prés plus efficace et pas trop lent non plus.

Me voilà à mon poste sous le cockpit. La molette du pipi dans la main, à chaque risée , ça loffe et je gagne du terrain. Le thème de la soirée : Perceval relance de 15. Et enfin, l'événement tant attendu se produit. C’est instable certes, mais ça vire putain ! Mon cap est de plus en plus fréquemment à 80°, je m’enflamme, on y est ! Oui il pleut, il est venu le front, pas si chaud, d’on ne sait où mais c’est pour sur Gaïa qui nous l’envoie avec ses rafales du Sud Est ! Mais oui, enfin le vent sudit ! Et cette pluie lave le pont du bateau, le sel de ma peau et la sueur de mon front ! Je n'arrête plus les aller retours, sentir le vent, checker le cap sur le fond, un œil sur l’anémo, et paf, ca adonne, et ça looofffe ! Et soudain, en bas, je le vois, ce chiffre tant rêvé : 90 DEGRÉS ! Cap à l'est ! Je voudrais hurler mais loin de moi l’idée de réveiller l’équipage, je m’exulte dans une danse de la joie sous cette pluie cathartique. Je pense si fort la bonne nouvelle qu’ils ont dû en rêver dans leur sommeil. Le vent tourne, on a gagné ! Certes, il fait encore quelques méchantes blagues de refus pendant le quart de Philou, mais rien n’y fait, le vent a tourné, et qu'importe les zigzags entre les cargos puisqu'à l'aube, on y est : cap 110°, cap sur PenMarch’, sur Belle ile ! Ça sent la maison, la galette et le cidre ! Cap sur nos villes, nos familles, nos amis, nos lits douillets et nos litres de bière ! Cap sur la terre, ça y est ! Pourvu qu’il souffle du Sud Est, et il souffle !

Le sourire aux lèvres, je laisse Erell grappiller du sommeil pendant que le vent s'établit et continue d’adonner bon Dieu. A son réveil, tais toi moteur, oust trinquette et envoyons du génois ! Quelques tartines en bénédictions pour nos 160 derniers miles et à la manœuvre camarade. Génois promptement hissé, le point d’amure tient, la seconde n’en peut plus de joie et peine à croire ce qu’elle lit :

SOG = 7 nœuds, COG = 110 degrés. On arrive !


22/04 09h05 - Philippe


Erell me réveille doucement au milieu de ma 2e nuit. Doucement c'est bon signe, ça veut dire qu'on va pas couler. Plus de vent d’Est. Le vent du Sud s'est établi, dit-elle, on envoie le génois dans 15 minutes. Okééé. 15 minutes plus tard, on a un Philippe catatonique sur le pont qui met des gros coups de manivelle sur le winch du génois. Au cours de cette traversée, on aura hissé plus de voiles que pris de douches. Ça y est, les portes du golfe de Gascogne sont ouvertes (même si techniquement on aura complètement contourné le golfe). Avec ce nouveau vent et le génois qui - bien que lacéré - semble tenir, Erell m'annonce une arrivée dans 27h. C'est tellement peu que ça semble inconcevable. Je décide donc de nier cette information. Voilà.


22/04 14h30 - Philippe


Vent de travers. On arrête Pipi, on voit un cargo Google et je crie dans les vagues parce que la mer est une salope.



22/04 17h50 - Philippe


Je viens de finir de cuire des crêpes (dont seulement la moitié de la pâte a été renversée sur le plan de travail), et je m'apprête à relever Julien à la barre, quand ce dernier crie "Orage!!". Un gros grain nous attend droit devant et il a vu un éclair. Pour l'arrivée tranquille sous pétole on reverra…

Procédure habituelle donc, on éteint tout, et c'est armé du compas et de notre sens marin affûté que nous nous élançons à l'assaut du ténébreux cumulus. Très vite, ça se corse. Les vagues me font faire des tours de gouvernail et les bourrasques de plus en plus violentes m'envoient un blizzard liquide dans le visage. Manon interrompt sa quiche pour venir mettre un ris et border le génois, ce qui rend la navigation plus facile. Je tiens mon cap, mais pas le temps de parler. Même échanger deux mots, c’est dur. J'ai mentionné qu'il y a des vagues zadistes, là c'est Notre-Dame des Landes. Ça part dans tous les sens, c'est le bordel. Au bout d'un temps, le nuage se densifie, on y voit peau de zob (terme nautique). Parce que paralyser la moitié de mon visage avec des gouttes grosses comme des palets bretons, c'est pas suffisant j'imagine. Malgré ce contexte dantesque, je dois me confesser, je prends mon pied. Quand ta vie atteint le niveau d'absurde où tu t'es mis volontairement dans cette situation, t'es un peu contraint de te mettre à rire quand tu vois pas à 100m, que ton bateau est maniable comme une savonnette et que le signal radio t'annonce la proximité d'un cargo, mais tu sais pas où.

Au final on n'a pas tapé le cargo. On a tranquillement surfé les dodues jusqu'à sortir du nuage, et la radio du bateau s'est mise à cracher. “Canal 77”. Nous sommes à distance d'émission de la côte. En bas, les filles hurlent de joie. Erell rallume la batterie et les instruments. Quand l'anémomètre redémarre, il indique 34 nœuds. Franchement, de ce que j’ai compris, c’est beaucoup. Pourtant le vent avait déjà pas mal faibli. À combien est-ce que c'est monté sous l’orage, j'en ai aucune idée. En tout cas, ça fouettait.


Manon


Je me suis réveillée dans le carré, une fois n’est pas coutume. Intenable, la capitaine commence déjà à tout ranger dans le bateau. Gojira file vers la pointe de PenMarc’h, 7 nœuds, au travers. Il fait beau et tout le monde à le sourire. Les sensations à la barre sont agréables, ça faisait longtemps. Mais, priorité aux traditions ! En fin de journée, le ciel se couvre, et Julio repère un éclair dans un nuage droit devant.

Toute batterie coupée, Erell poursuit la confection d’une quiche à la courge malgré le vent qui monte. Relais de barreur, Philou se retrouve dans du vent fort, un dernier bisous de Gaia ! Trempé jusqu’aux os, le sens marin se laisse surprendre par le fraichissement, enroulage en urgence pendant que la crème fraîche valdingue en bas. Mais les grains n'amènent pas que de la pluie, et quelques temps après nous franchissons la ligne d’arrivée sous un arc en ciel, accompagnées du comité d’arbitrage breton dauphinois.


Avant la tombée du jour, Erell annonce fièrement qu’elle a repéré un phare au loin sur bâbord. Après contre observation des équipiers et relèvement au compas, c'est officiel : le phare Ar-Men, qui balise la chaussée de sein, annonce bien la côte Finistérienne, et durant la nuit, les lumières de la terre balisent notre progression. En passant la pointe de PenMarc’h, Erell chope une météo qui nous annonce une boule de feu de vent fort au-devant de nous, dont nous ne prendrons que quelques résidus mais qui empêcheront d'être tranquille pour cette dernière nuit de navigation.


23/04 03h15 - Philippe


Je frissonne de plaisir à l'idée du cadeau que je me suis conservé pour ma dernière nuit de quart : une paire de chaussettes propres et sèches. Alors certes, on s'est tellement pris l'eau cette nuit que mes pieds ont été trempés par la fuite du gouvernail. Si vous vous demandez quelle est l'intérêt de mettre des pieds mouillés dans des chaussettes sèches, avant de mettre des chaussures imbibées d'eau pour sortir sous la pluie, c'est que vous n'appréciez pas à sa juste valeur le plaisir prodigieux de sentir, ne serait-ce que 10 secondes, le contact du textile sec contre sa peau.

En revanche, vous vous demanderez peut-être être en quelle mesure se faire des tartines de pâté et framboise avec du thé à la menthe à 3h30 du matin, avant d'aller passer 3h sous un déluge torrentiel froid en écoutant des remix hardtech de Booba, est symptomatique de choix de vie douteux. Et vous aurez raison.


23/04 - Manon


De la pluie, des grains, la joie quand même de compter les feux des phares, de frôler les bouées des Glénans, mais un serrage de dent dans le froid qui nous paraît glacial et la pluie qui n’en finit pas de nous rincer. Philou dans la tektonik dans le cockpit. On finit les derniers gâteaux. On croise des pêcheurs. Puis le jour se lève, le phare des Birvideaux se dresse au loin et la côte Belle Iloise se devine. Nous sommes plein vent arrière et je laisse Erell après l’installation du ciseau rapidement interrompu par un grain.

Je pars somnoler, toute habillée, à l'avant, dans un nuage de buée. A mon réveil, ça bombarde au passage de la Teignouse.

On fume tous les voiliers du plan d’eau, à peine surtoilés dans le 28 noeuds, les chants de victoire résonnent dans la baie de Quiberon.

Sous le soleil, Erell reconnaît sa zone de navigation, et Julien vise, enfin, le phare et donc l’entrée du port du Crouesty. Affalage sportif de la GV, rangement du pont et préparation de la manœuvre d’arrivée. A la VHF, pas de capitainerie. A la digue, les proches d’Erell qui lui font des grands gestes de bienvenue.

Amarrage face au vent, descente sur le ponton, restaurant saignant.

Une manœuvre pour déplacer le bateau, il ne restera plus que la fleur-valise de clôture et la lutte finale : le ménage, pour laisser Gojira prendre un repos amplement mérité.

On peut dire qu’on est sorti du sable.

Bravo l’équipage, Merci Capitaine

Et à bientôt Gaïa…



Un peu cabossé par les épreuves mais heureux comme Ulysse, le Gojira rentre à la maison.

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